La matière noire

Différentes hypothèses sont explorées sur la composition de la matière noire : gaz moléculaire, étoiles mortes, naines brunes en grand nombre, trous noirs, etc. Cependant, les estimations de la densité de l’Univers et du nombre d’atomes impliquent une nature non baryonique. Des astrophysiciens supposent d’autres particules, peut-être des superpartenaires tels que le neutralino, regroupées sous le nom générique de « WIMP ».

La matière noire aurait pourtant une abondance au moins cinq fois plus importante que la matière baryonique, pour constituer environ 27 %4 de la densité d’énergie totale de l’Univers observable, selon les modèles de formation et d’évolution des galaxies, ainsi que les modèles cosmologiques.

Premiers indices

En 1933, l’astronome suisse Fritz Zwicky étudie un petit groupe de sept galaxies dans l’amas de la Chevelure de Bérénice. Son objectif est de calculer la masse totale de cet amas en étudiant la vitesse (ou plutôt la dispersion des vitesses) de ces sept galaxies. Il déduit ainsi — à l’aide des lois de Newton — la « masse dynamique » et la compare à la « masse lumineuse », déduite de la quantité de lumière émise par l’amas (en faisant l’hypothèse d’une distribution raisonnable des populations d’étoiles dans les galaxies).

La dispersion des vitesses (la manière dont les vitesses des sept galaxies diffèrent les unes des autres) est directement liée à la masse présente dans l’amas par une formule semblable à la troisième loi de Kepler. Un amas d’étoiles peut être comparé à un gaz, dont les particules seraient des étoiles. Si le gaz est chaud, la dispersion des vitesses des particules est élevée. Dans le cas extrême, les particules ayant une vitesse suffisante s’échappent de la masse gazeuse. Si le gaz est froid, la dispersion des vitesses est faible.

Zwicky constate que les vitesses observées dans l’amas de Coma sont très élevées. La masse dynamique est en effet 400 fois plus grande que la masse lumineuse. À l’époque, les méthodes et la précision des mesures ne sont pas assez bonnes pour exclure des erreurs de mesure. De plus, des objets massifs tels que les naines brunes, les naines blanches, les étoiles à neutrons et les trous noirs, tous des objets très peu rayonnants, sont inconnus ou mal connus, tout comme leur distribution. De même pour la poussière interstellaire et le gaz moléculaire.

Zwicky fait part de ses observations à ses confrères, mais ceux-ci ne s’y intéressent pas. D’une part, Zwicky n’a pas très bonne réputation à cause de son fort caractère et, d’autre part, ses résultats sont critiquables en raison de la grande incertitude de mesure.

Sinclair Smith observe le même phénomène, en 1936, lors du calcul de la masse dynamique totale de l’amas de la Vierge. Elle est 200 fois plus importante que l’estimation donnée par Edwin Hubble, mais la différence peut, d’après Smith, s’expliquer par la présence de matière entre les galaxies de l’amas. En outre, les amas étant encore considérés, par un grand nombre d’astronomes, comme des structures temporaires dont les galaxies peuvent s’échapper — et non pas comme des structures stables —, cette explication suffit alors à justifier l’observation de vitesses excessives.

À l’époque, les astronomes étudient d’autres sujets jugés plus importants, comme l’expansion de l’Univers. La question de la différence entre la masse dynamique et la masse lumineuse intéresse peu et sombre dans l’oubli pendant plusieurs décennies. Une nouvelle mise en évidence de la masse manquante conduira Vera Rubin et Kent Ford (en) à proposer l’hypothèse de la matière noire en 1970.

Ce n’est qu’une quarantaine d’années plus tard, dans les années 1970, que la question de l’existence de cette matière manquante — que l’on nommera « matière noire » (dark matter en anglais) — refait surface. À partir de l’analyse des spectres des galaxies, l’astronome américaine Vera Rubin étudia la rotation des galaxies spirales. Le problème est le même que la comparaison entre la masse dynamique et la masse lumineuse des amas de galaxies. Il s’agit de savoir si la « masse lumineuse », c’est-à-dire la masse visible — qui est déduite de la présence des étoiles — est bien égale (à quelques corrections près) à la masse dynamique.

La masse dynamique est normalement la seule masse véritable, puisqu’il s’agit d’une mesure de la masse déduite de son influence gravitationnelle. Pour mesurer la masse lumineuse, il faut faire l’hypothèse que toute la masse de la galaxie (ou de l’amas de galaxies) est constituée d’étoiles. Ces étoiles rayonnent, et si leur distribution est connue (masse, nombre, âge, etc.), l’infrarouge proche est un bon « traceur » de masse (il est peu sensible au fort rayonnement des étoiles massives et permet de détecter l’émission des étoiles moins massives qui « piquent » dans l’optique et dans l’infrarouge).

Galaxie d’Andromède.

En analysant le spectre des galaxies spirales vues par la tranche, comme la galaxie d’Andromède, il est possible d’en déduire la courbe de rotation. Décrivant la vitesse de rotation de la galaxie en fonction de la distance au centre, c’est une mesure directe de la distribution globale de matière dans la galaxie. La vitesse maximale de rotation d’une galaxie spirale se trouve à quelques kiloparsecs du centre, puis elle est censée décroître, en suivant une décroissance keplérienne. En effet, les étoiles à la périphérie de la galaxie sont en orbite autour du centre, de la même manière que les planètes sont en orbite autour du Soleil. Les étoiles en périphérie de la galaxie ont une vitesse orbitale inférieure à celles qui sont situées plus près de son centre. La courbe de rotation, après un maximum, se met à redescendre.

Or, Vera Rubin a observé que les étoiles situées à la périphérie de la galaxie d’Andromède — comme pour d’autres galaxies spirales — semblent tourner trop vite (les vitesses restaient pratiquement constantes au fur et à mesure que l’on s’éloignait du centre). La courbe de rotation des galaxies spirales, ou en tous cas de certaines d’entre elles, était plate. La vitesse ne décroissait pas alors que l’on s’éloignait du centre. De nombreuses autres observations similaires sont effectuées dans les années 1980, venant renforcer celles de Vera Rubin. Cette observation pose de profondes questions, car la courbe de rotation mesure bien la masse dynamique. Aucune hypothèse au sujet de l’âge, de la distribution de masse des étoiles n’est nécessaire. La seule supposition est que les étoiles, sources de la lumière qui forme le spectre analysé, sont bien des traceurs de la masse de la galaxie, mais ces étoiles ne semblent pas obéir aux lois de la gravitation.

Une explication possible est d’imaginer l’existence d’un gigantesque halo de matière non visible entourant les galaxies ; un halo qui représenterait jusqu’à près de 90 % de la masse totale de la galaxie, voire plus dans certaines galaxies naines. Dans les 2 000 galaxies qu’ont cartographiées l’astronome canadienne Catherine Heymans (en) et sa partenaire Megan Gray, seulement 10 % sont composées de gaz surchauffés et 3 % seulement de matière visible. Le reste était de la matière noire. Ainsi toutes les étoiles se trouvent presque au centre de l’extension véritable de la « galaxie » (cette fois-ci composée de la galaxie visible et du halo de matière sombre), et tournent donc normalement. Cela revient à dire que les étoiles, même celles à la périphérie visible de la galaxie, ne sont pas « assez loin » du centre pour être dans la partie descendante de la courbe de rotation. Personne n’a jamais observé cette matière noire.

La présence de matière noire est l’une des explications possibles. En effet, les astronomes pensent que les galaxies contiennent des astres très peu lumineux (comme les naines brunes, naines blanches, trous noirs, étoiles à neutrons) qui peuvent constituer une partie importante de la masse totale de la galaxie, mais qui ne sont pas visibles avec les instruments optiques habituels. Avec la mesure de la courbe de rotation plate le plus loin possible du centre, l’observation des galaxies spirales dans d’autres longueurs d’onde (afin de mieux caractériser la présence d’objets peu lumineux dans le domaine visible) sont un des efforts majeurs de l’astronomie pour étudier le problème.

Observations récentes

D’après des résultats publiés en août 2006, de la matière noire aurait été observée distinctement de la matière ordinaire6,7 grâce à l’observation de l’amas de la Balle — constitué de deux amas voisins qui sont entrés en collision il y a environ 150 millions d’années8. Les astronomes ont analysé l’effet de mirage gravitationnel afin de déterminer la distribution totale de masse dans la paire d’amas et ont comparé cette distribution avec celle de la matière ordinaire telle que donnée par l’observation directe des émissions de rayons X en provenance du gaz extrêmement chaud des amas, dont on pense qu’il constitue la majorité de la matière ordinaire (baryonique) des amas. La température très élevée du gaz est due précisément à la collision au cours de laquelle la matière ordinaire interagit entre les deux amas et est ralentie dans son mouvement. La matière noire quant à elle n’aurait pas interagi, ou très peu, ce qui explique sa position différente dans les amas après la collision.

La preuve de l’existence de la matière noire serait cependant apportée soit par une observation directe de l’interaction de particules de matière noire avec des détecteurs terrestres — tels les projets CDMS (Cryogenic Dark Matter Search), XENON (en) ou WARP (WIMP Argon Programme (en)) —, soit par la création de telles particules dans un accélérateur — comme au Grand collisionneur de hadrons (LHC). Ce type de mise en évidence aurait l’avantage de déterminer précisément la masse de ces particules et d’analyser en profondeur la forme de leurs interactions.

Toutefois, le 17 décembre 2009, deux conférences tenues à l’université Stanford et au Fermilab laissent entendre que la détection présumée de deux particules de matière noire, encore appelées « Wimps », par le détecteur du CDMS n’est pas significative. Plus récemment, l’expérience européenne EDELWEISS du laboratoire souterrain de Modane a annoncé que deux sur cinq signaux observés pourraient marquer le passage de particules de matière noire à travers ses détecteurs : « bien qu’aussi lourde que 10 à 10 000 protons, la matière noire traverse la matière aussi discrètement qu’un neutrino de masse quasi nulle. ».

Le spectromètre AMS, installé sur la Station spatiale internationale, a fourni ses premiers résultats sur la question de la matière noire en 2013.

En novembre 2013, l’expérience LUX (en) (Large Underground Xenon) s’est terminée sans avoir pu détecter de matière noire. Si les résultats de cette expérience n’invalident pas l’existence de la matière noire, la sensibilité de ses détecteurs pose une limite supérieure plus basse que les autres sur la section efficace de la matière noire.

18
Déc
2013